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Convertir les Africains au management « sans matières grasses »


Au Kenya, « on aime leurs voitures solides et leur discrétion », reportage paru dans le supplément Japon du Monde diplomatique de juin 2013.

Certaines idées paraissent évidentes. Les Chinois sont méchants en Afrique. Les anciennes puissances coloniales se font méchamment « rattraper » par des pays jadis sous-développés aujourd’hui appelés les « Brics » (Brésil, Inde, Chine, Afrique du Sud). La Françafrique, c’est fini. L’Anglafrique, le Portugalafrique et L’Italafrique, aussi. Vive la Chinafrique, l’Indafrique, et même la Chindiafrique (1). Soucieux de compléter le tableau du bal des vautours désintéressés, le mensuel Le Monde diplomatique m'a envoyé au Kenya, sur les routes de la « Japanafrique ».

Un néologisme qui est rentré dans le vocabulaire commun, notamment avec les projets économiques d’envergure qui ont émané de la cinquième Conférence Japon-Afrique (Ticad), en juin 2013 à Yokohama.

Avec une croissance économique à plus de 6%, le Kenya occupe une position géostratégique majeure en Afrique de l’Est. Le pays du thé, des safaris et des roses exportées est la porte d’entrée des pays asiatiques en Afrique (2). On y trouve peu de gaz, de pétrole ou de ressources minières. Mais les ports de Dar-es-Salam (Tanzanie) et de Mombassa (Kenya) sont les plateformes majeures de l’import-export en Afrique de l’Est. Logique, donc, que Tokyo s’intéresse à ce pays réputé stable politiquement : les autorités ont prévu de construire d’ici 2030 le plus pharaonique des chantiers de construction d’infrastructures (train, routes, pipelines…).

À Nairobi, le Japon a installé le plus grand bureau de son agence de coopération internationale, la Jica. Une soixantaine de coopérants travaillent sur les programmes de dons, de prêts ou de coopération technique. Rien n’indique ici une quelconque tentative de «mise sous tutelle», de «néocolonisation» ou de grande «conquête commerciale».

Et pourtant… À l’instar de ses alliés occidentaux, le pays du soleil-levant n’est pas venu par hasard en Afrique. Demain, entendent-ils, l’Afrique sera l’atelier et le marché du monde. De quoi se frotter les mains en pensant aux retombées dont pourraient bénéficier les Sōgō shōsha (maisons de négoce), les mastodontes de la bourse de Tokyo ou les dizaines de sociétés du bâtiment, d’énergie, de services ou de produits manufacturés présentes au Kenya et dans 31 autres pays d'Afrique. Ces sociétés, à l’instar de Mitsubishi, Toyota, TTC ou Toshiba, ont bien compris l’intérêt de se placer en embuscade des quelque 5 milliards de dons, de prêts et de programmes de coopération technique japonais lancés en Afrique entre 2006 et 2010 (3). Ils obtiennent des marchés, réalisent d’importants profits et enseignent à toutes les sauces les recettes du « développement » nippon.

C’est le « Lean » management (littéralement : « mode d’organisation sans matières grasses »), la philosophie du Kaizen, les « 5S », le « zéro défaut », « zéro délai », « zéro stock », etc. Ces doctrines managériales proches du taylorisme (version XXIème siècle) sont présentées au Kenya comme le fertilisant d’une éclosion certaine. Qu’il s’agisse du secteur privé ou des services publics, les officiels japonais considèrent que le « toyotisme » est « applicable à tous les secteurs de la société ». Et ils s’y emploient.

Dans la santé, par exemple, les membres de la Jica apprennent aux personnels médicaux à concevoir les patients comme des « clients » et à se comporter comme dans « une entreprise privée ». Dans le secteur marchand, chez Toyota par exemple, on enseigne aux salariés à « faire des propositions pour améliorer le système » et à travailler sous des impératifs de productivité millimétrés. Le Toyotisme n’est qu’une nouvelle forme d’exploitation des masses, qu’elles soient japonaises, africaines, asiatiques ou même françaises (4).

Cette série d’images propose de donner à voir cette offensive économico-idéologique nippone au Kenya.

Notes
1. « Chindiafrique
(la Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain) », de Jean-Joseph Boillot et Stanislas Dembinski (Odile Jacob, Paris, 2013).
2. On compte au Kenya plus de 10 000 ressortissants chinois et plusieurs dizaines de milliers de descendants d’esclaves indiens, devenus Kenyans. Moins de 1000 citoyens japonais y vivent en 2013.
3. Quatre milliards d’euros ont été « investis » par le Japon au Kenya depuis 1964.
4. En France, toutes les usines automobiles travaillent sous « lean management ». Ce système se développe actuellement dans le domaine des services, de l’information (à Radio-France, par exemple) ou encore de la santé (comme dans de grands hôpitaux français, comme celui de Toulouse par exemple). À terme, le « lean » devrait devenir la norme des modes de production. Pour une société « sans matières grasses » - c’est-à-dire produire plus avec moins d’hommes.
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