Après de longs mois de travail, beaucoup de marées hautes et basses, beaucoup de rencontres et beaucoup de soutien*, j’ai terminé la réalisation de mon premier film documentaire de 52 minutes, réalisé grâce à Annie Gonzalez, de C-P Productions. Il sera diffusé sur France 3 Hauts-de-France (on ne sait pas quand) ainsi que sur la RTBF (on ne sait pas non plus).
“Sans queue ni tête, décorticage d’une crevette grise” est comme une bobine de fil de pêche que l’on déroule depuis l’armoire à trophées de Nicole Vanzinghel, décuple championne du monde de décorticage de crevettes grises à Leffrinckoucke (Nord). Ou plutôt comme un filet à planche que l’on pousse patiemment jusqu’en Hollande, d’où proviennent l’écrasante majorité des “grenades” pêchées en mer du Nord. On racle les fonds de l’industrie hollandaise avant de prendre le ferry à Algeciras, direction Tanger où plusieurs dizaines de milliers de femmes décortiquent chaque jour les quelque 30 à 50 000 tonnes de crevettes pêchées par les deux leaders de ce tout petit marché réservé aux Belges et aux habitants maritimes du Nord. On essaie de créer une sorte d’Internationale des décortiqueuses, mais échouons piteusement devant cette tâche pourtant à notre hauteur : convier pour un vrai championnat du monde de décorticage les plus qualifiées, à savoir les ouvrières des pays qui ont servi d’atelier aux entreprises hollandaises. Fin des années 1980, l’industrie organise la sous-traitance dans le bloc de l’Est, Lituanie, Pologne, Roumanie, Ukraine… Fin des années 1990, toutes les entreprises hollandaises se rapatrient sur un pays fraichement démantelé par le FMI et la Banque Mondiale : le Maroc.
Le championnat du monde idéal serait celui qui verrait s’affronter les Marocaines, les Belges, les Françaises, les Hollandaises, les Polonaises, les Ukrainiennes, les Roumaines et les Lituaniennes. Comme une phase finale des ouvrières de la délocalisation du décorticage. Mais au dernier moment, les Hollandaises ont annulé et les problèmes de visa depuis le Maroc ont achevé de nous convaincre de renoncer à notre projet grandiose. Pas grave, nous avons quand même réalisé un film qui tisse un fil entre les décortiqueuses, celles dont on peut dire qu’elles exercent un des métiers les plus répétitifs au monde : près de 20 000 crevettes par jour pour Fatima C**.
Sans queue ni tête sera diffusé ce printemps et cet été dans divers festivals, à commencer par celui de Lasalle (Cévennes), en mai 2023. Je posterai ici les prochaines dates.
Notes
*Le film a reçu la bourse Brouillon d’un rêve de la Scam ainsi que les aides du Centre National du Cinema et de l’image animée (CNC), du Centre du cinéma et de l’audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de Pictanono, des régions Hauts-de-France et Occitanie, de France 3 Hauts-de-France ainsi que de la télévision belge RTBF.
** Lire Les exploitées de la crevette, CQFD, mai 2023. Le lien est ici.
Jeudi 23 mars 2023. Dunkerque. Il est 15 heures. Au bout du bout du long cortège de manifestants, un camion de location trimballe un géant. C’est Roge (1), un docker qui porte sur son dos un sac de sucre, de sable, de céréales peut-être. Le regard vengeur, sûr de sa force, il avance mâchoire serrée, encadré par des jeunes dockers en chasuble orange portant une grande banderole avec l’inscription « Contre le passage en force du gouvernement. Respect du peuple français ». Sur leur dos, on lit l’inscription « Dockers Dunkerque ».
Les slogans ont changé mais pour la première fois en 31 ans, les dockers de Dunkerque ont fait grève (2). Le matin, dès 6h00, ils bloquaient plusieurs accès au port-ouest - la machine à cash du port, là où CMA-CGM gère les conteneurs. « Cinquante fourgons de police, t’imagines ? dit un docker. À six par camion, je te laisse calculer l’invasion policière… Nous, on était une juste une soixantaine… Aucun n’a enlevé son casque, ils étaient là pour le combat, mais ils avaient peur de nous. »
J’ai suivi les dockers une partie du cortège. Ils alternaient entre émotion de rebattre le pavé de nouveau, sensation de faire quelque-chose d’historique, et volonté d’affronter les soldats de Macron, là, juste devant, casqués, suréquipés, en armes, prêts au combat. Longtemps que la cité du Nord n’avait pas connu une telle abondance policière. « Eux, ils ont une retraite à 57 ans, donc ils sont pas concernés ! Je comprends, tu peux pas faire CRS jusqu’à 64 ans. T’imagines si les flics avaient 64 ans, ils pourraient plus nous courser. Leur métier, il est physique. Mais pourquoi eux ne comprennent pas que nous, c’est pareil et qu’on a raison de se battre contre Macron ? » Deux ouvriers métallos lancent aux flics « Venez avec nous ». Repris par personne.
16 heures. Dès les premières courtoisies entre policiers et dockers, le secrétaire général du syndicat, Franck Gonsse (élu en bonne place sur la liste de droite aux dernières élections régionales dans les Hauts-de-France, bref) sort le mégaphone et enjoint ses troupes à quitter le guêpier. Qu’à cela ne tienne, les dockers veulent savoir ce qui se cache derrière ces casques (qu’ils ont sûrement déchargé quand ils sont arrivés en France par conteneur). Les troupes sont forcées d’avancer, la tête de la manifestation est déjà loin, déjà au Mynck, presque déjà à la place Jean Bart.
Un deuxième porte-mégaphone du syndicat hégémonique chez les dockers de la ville, la CNTPA, se met à hurler contre les dockers, qui iraient bien à la bagarre. « Mettez vous en rang putain, les dockers vous faites chier, vous arrêtez maintenant, on rejoint la manifestation maintenant ! » Tony (3) nous demande : « T’as peur ? T’as peur d’eux ? Si t’as peur, t’es battu. Nous on aime bien la bagarre. » Un de ses collègues s’avance vers un CRS, lui parle à trois centimètres de sa visière et avance, en levant les mains. Lutte symbolique pour un territoire occupé par une soixantaine de Robocops armés de Flashball et de grenades lacrymogènes. Les CRS défendent ardemment la Communauté urbaine de Dunkerque. Contre la montée des eaux ?
Sur le parvis, un manifestant lance trois tulipes en direction de la rangée de flics, qui ripostent et embarquent l’impétrant en arrosant la foule d’un gaz si puissant qu’il nous a scotché les paupières pendant plusieurs longues minutes. Un autre ouvrier de la CGT est embarqué après avoir jeté un objet dangereux, style chewing-gum ou crayon de bois (4). Les deux ouvriers sont restés toute la nuit dans les geôles dunkerquoises. Deux autres dangereux marcheurs se feront embarquer pour avoir soit hurlé des noms d’oiseaux du coin, soit lancé des quolibets sur la rangée de casqués, digne d’une BD d’Uderzo. La République est sauve. « Victoire », avait dit Elisabeth à la sortie du parlement le jour de l’utilisation de l’article 49 ALINEA 3. Pas vu à Dunkerque depuis… 1992 ?
Voici quelques images.
1. En référence à Roger Gouvart, secrétaire du syndicat CGT de 1968 à 1983 ?
2. Lire à ce sujet l’enquête parue dans La Disparition en 2022.
3. Le prénom a été modifié.
4. Après 26 heures de garde à vue éprouvante (et l’apparition de nombreux hématomes sur le corps), Greg, un des militants CGT, a finalement été relâché. Il sera jugé le 10 mai pour avoir prétendument agressé pas moins de quatorze CRS armés comme des astronautes.
Nouvelle rubrique sur le site : Tirages photographiques.
Si vous souhaitez commander un tirage couleur ou noir et banc, de 20x30 à 60x90, encadré ou non, toutes les photos de ce site sont disponibles.
Pourquoi le Bâtiment central de la main d’œuvre de Dunkerque a-t-il subitement disparu ? Pourquoi les dockers n’y ont pas fait grève depuis 1992 ? Et que viennent faire les bananes dans cette histoire ? « La disparition de la grève », c’est un courrier à lire dans le quinzomadaire La Disparition, en s’abonnant ici.
Du 6 novembre 2021 au 8 janvier 2022, j’ai l’honneur d’exposer, à la médiathèque Lambézellec de Brest, quinze tirages couleur issus de mon travail photographique sur les dockers de Dunkerque - travail initié en 2010 et repris en 2021 pour Le journal épistolaire La Disparition dans le cadre de deux “courriers” sur la “disparition” du Bâtiment central de la main d’œuvre (BCMO) de Dunkerque, la maison des dockers, bulldozérisée sans état d’âme en 2004 (les courriers seront publiés en 2022). L’arrière-fond de ce travail photojournalistique est la paix sociale miraculeuse qui règne sur les docks dunkerquois depuis 1992, année-pivot au cours de laquelle les dockers de Dunkerque ont abandonné à la fois leur statut d’intermittents et la grève.
- Exposition accessible gratuitement aux horaires d’ouverture de la médiathèque de Lambézellec, 8 rue Pierre Corre, à Brest (02 98 00 89 40). Lien vers le site des médiathèques de Brest, ici.
- Table ronde le 3 décembre à 18h30 à la bibliothèque François Mitterrand - Les Capucins.
- Tirages en vente, pour voir la série complète, cliquez ici. Pour acheter un tirage, veuillez me contacter via la rubrique Contact.
- Pour réaliser son “numéro zéro”, l’équipe de La Disparition (LD - nouveau média épistolaire dont titre fait référence au livre éponyme de
Georges Perec paru en 1969), m’a demandé d’écrire une lettre-reportage sur le métier de camionneur, premier métier dans la majorité des États américains. Le principe de ce nouveau journal, qui prend la forme d’un courrier papier écrit au lecteur,
est de chroniquer tout ce qui est en train de disparaitre, afin de
“faire l’inventaire d’un monde finissant pour construire demain”. Le
récit, fictionnel ou non, est accompagné d’une carte postale, d’un Nota bene et même de mots croisés. C’est un honneur pour moi d’avoir réalisé ce premier courrier - continuité de deux reportages parus dans Le Monde diplomatique en 2018, ici et ici). Pour recevoir les lettres de La Disparition, il suffit de s’y abonner, ici.
Dans son numéro d’été 2021, La revue dessinée publie “Le resto du coeur”, une bande dessinée racontant la lutte des salarié.e.s du McDonald’s des quartiers Nord de Marseille, lesquels ont bataillé pendant des décennies pour rendre leur travail vivable, et notamment obtenir un treizième mois - ce qui a provoqué l’ire de la direction, qui a purement et simplement liquidé le restaurant après avoir licencié tout le personnel en 2020. Dans l’histoire de la multinationale du Big Mac, il est extrêmement rare qu’une franchise McDonald’s soit liquidée de la sorte. Ronald n’aime pas (du tout) les syndicats et pour mettre à genoux les salarié.e.s en lutte, il a usé de tout ce qui était en son pouvoir - menaces, intimidations, entraves syndicales, gros bras, guérilla judiciaire, chantage, tentatives de corruption, jusqu’à la fermeture forcée. Mais le collectif de travailleurs s’est lui aussi organisé et a décidé, durant le premier confinement en 2020, de réquisitionner “leur” McDonald’s afin de le transformer en plateforme d’aide aux plus démunis (nourriture, soins de santé, rattrapage scolaire, cours de français, colonies de vacances…). L’élan de solidarité qui s’en est suivi a pris de telles proportions que le lieu est devenu un véritable quartier général des luttes sociales dans les quartiers Nord de Marseille, qui figurent parmi les plus pauvres d’Europe.
Avec Benoît Guillaume, dessinateur de grand talent basé à Marseille, nous avons travaillé plusieurs mois pour mettre en récit l’histoire de ces salarié.e.s déterminés à se réapproprier leur outil de travail. Nous aurions pu titrer cette BD “La bataille du treizième mois” ou “Big Mac”, mais elle a finalement été nommée “Le resto du cœur”. Ce travail est à retrouver dans La Revue dessinée (essentiellement en vente en librairie). Pour ma part, c’est la troisième bande dessinée que je concocte pour La revue dessinée et c’est une très grande joie et un grand honneur à chaque fois.
Le Gallus gallus domesticus (encore appelé “poule” ou “poulet” et que de nombreux paléontologues qualifient de dinosaure) est devenu l’oiseau le plus répandu sur terre. Sur les 70 milliards d’animaux terrestres abattus chaque année, 66 milliards sont des poulets. Le lointain descendant du tyrannosaure T-Rex est sans aucun doute l’animal le plus exploité de la planète aujourd’hui.
Deux de ces gallinacés ont occupé mon quotidien près de six mois. Piou-piou chante désormais comme un petit coq et Paprika pond des petits œufs tous les jours. Je n’ai jamais été aussi attaché à des animaux. Je voulais faire quelques photos « studio » pour garder en mémoire leur grande beauté, leur douceur et leur nature si attachante.
Portraits de Piou-Piou et Paprika, janvier 2021, Bray-Dunes (Nord).
Dans son numéro d’hiver 2020-2021, La Revue dessinée publie sur trente pages “Sur la touche”, une bande dessinée de Thibaut Soulcié, adaptation de mes deux reportages dans le Nord parus dans Le Monde diplomatique en 2019 et 2020 sur la société sans contact et le tri social enclenché
par la dématérialisation à marche forcée des services publics (et d’à
peu près tout le reste). La Revue dessinée est à retrouver dans les
librairies et certains bureaux de presse en gare…
En juin 2020, la société civile des auteurs multimédia (SCAM) a décidé de m’octroyer à l’unanimité la bourse ”Brouillon d’un rêve” pour mon projet de film photographique moyen-métrage “Sans queue ni tête, décorticage d’une crevette grise”, produit par C-P Productions. À ce stade, le développement du projet a été soutenu par Pictanovo, la région Occitanie, France Télévisions et le Centre national de la cinématographie (CNC). Vivement que le Covid-19 fiche le camp pour pouvoir reprendre le travail et passer après l’étape des repérages…